Financement de contentieux : rentable et décorrélant - Funds août 2023
Financement de contentieux : rentable et décorrélant
Les fonds de litigation finance permettent de financer des procédures judiciaires en contrepartie d’une partie des gains en cas de victoire. Encore rares en France, ils devraient se développer avec l’essor du secteur. Les investisseurs peuvent espérer percevoir un rendement conséquent et apporter de la décorrélation dans leur portefeuille.
L'association Collectif Porteurs H2O, qui réunit plus de 4000 investisseurs s’estimant lésés par le célèbre gestionnaire H2O AM, anticipe que la procédure pour récupérer l’argent de ses adhérents sera longue… et coûteuse. C’est pourquoi, depuis septembre 2022, elle s’est adjoint les services de la société Deminor, spécialisée dans le financement de procédures judiciaires. Une activité peu connue en France, qui consiste pour ce tiers à apporter les fonds nécessaires au financement de l’action judiciaire et à se rémunérer, en cas de succès, sur les sommes récupérées. En l’espèce, si le Collectif Porteurs H2O obtient gain de cause, il cédera 30 % à Deminor et autres intervenants financés par celui-ci (dont l’avocat de l’association). Le financement de contentieux (litigation finance ou legal finance en anglais) a vu le jour en Australie et il a pris son essor dans les pays anglo-saxons – Australie, Etats-Unis, Angleterre – au début des années 2000. Les procédures judiciaires y sont très onéreuses, mais les dommages et intérêts perçus en cas de victoire peuvent aussi y monter très haut. Selon une étude de McKinsey de septembre 2021, le marché représentait en 2018 un total de financement de près de 11 milliards de dollars au niveau mondial. Le cabinet de conseil anticipe une croissance de l’ordre de 8,3 % par an pour atteindre un total de financement estimé à 22,4 milliards de dollars en 2027.
Un gain sur les dommages et intérêts perçus
L’activité est très lucrative pour les acteurs du secteur, généralement adossés à des cabinets d’avocats, puisqu’ils récupèrent soit un multiple de la somme avancée au titre des frais de contentieux, soit un pourcentage des dommages et intérêts (de l’ordre de 20 à 40 %). Les montants peuvent croître avec la durée de la procédure. «Nous définissons avec les plaignants soit un multiple senior sur les gains, donc servi en priorité, soit un pourcentage sur la valeur finale. Cette pratique est désormais courante dans le monde du legal finance, souligne Sidney Oury, cofondateur de IVO Capital Partners, l’un des rares acteurs à gérer une stratégie de ce type en France. En revanche, si la décision de justice est défavorable, le financement est dit sans recours et les fonds de legal finance perdent les sommes engagées sur les cas perdants.» De ce fait, la sélection des dossiers est cruciale pour limiter les risques de perte. «Lorsque nous sollicitons des fonds, ces derniers regardent prioritairement si la partie adverse est solvable, quelles sont les chances de succès du dossier et le potentiel de dommages et intérêts, sachant qu’ils visent en moyenne une indemnisation correspondant à 10 fois les sommes engagées», relate Samantha Nataf, avocate, associée chez De Gaulle Fleurance. Pour les parties financées, des individus ou des entreprises, ces fonds permettent d’obtenir des capitaux dont ils ne disposent pas ou bien d’éviter d’immobiliser une trésorerie pour une procédure sans lien direct avec les affaires courantes de l’entreprise. D’autant que les banques ne prêtent pas pour financer ce type de dépenses. Le financement de contentieux présente plusieurs caractéristiques attractives pour les investisseurs, dont son potentiel de rendement élevé. Mais surtout, cette stratégie se démarque par la décorrélation qu’elle apporte dans un portefeuille. «C’est ce qui nous a attirés en premier lieu, car lors de crises, tout part à la cave en même temps, indique Pierre-Marie de Forville, co-fondateur du family office iVesta. Nous l’avons constaté à plusieurs reprises,
y compris l’an dernier. La litigation finance est l’exception qui confirme la règle, car une décision de justice est totalement décorrélée de l’environnement économique.»
Peu de véhicules d’investissement pour les particuliers
Pourtant, les opportunités d’investissement pour un particulier sont encore rares, le marché étant essentiellement alimenté par de grands institutionnels. IVO Capital Partners a lancé trois fonds de litigation finance, dont le dernier, IVO Legal Strategies Fund III, est une société de libre partenariat (SLP), accessible à partir de 100000 euros et éligible à l’assurance-vie luxembourgeoise. La société de gestion compte lever 100 millions d’euros sur ce support encore en cours de commercialisation jusqu’à mi-août (sauf prolongation). «En 2013, un an après la création de la société de gestion, nous avons voulu développer une activité de non coté, et plusieurs avocats de notre réseau nous ont parlé de litigation finance, relate Sidney Oury. Nous avons ainsi financé notre première transaction en 2014 et depuis 2018, nous assurons notre propre sourcing grâce à une équipe de juristes et d’avocats de 6 personnes.» Ces derniers travaillent avec une dizaine de cabinets
L’EUROPE VEUT ENCADRER CETTE ACTIVITÉ
Face à un phénomène en plein essor en Europe, les acteurs se multiplient. «Nous sommes beaucoup sollicités, raconte Samantha Nataf, avocate. On assiste à une prolifération des fonds, avec beaucoup de nouveaux arrivants sur le marché.» Cette dernière, spécialiste de l’arbitrage international, se montre prudente dans le choix des fonds partenaires. Ces derniers doivent notamment avoir les reins suffisamment solides pour accompagner le plaignant jusqu’au bout de sa procédure, qui peut prendre plusieurs années. Mais le sujet alerte l’Union européenne, qui veut réglementer le financement privé de litiges par des fonds d’investissement. Dans une Résolution datée du13 septembre 2022, le Parlement européen a invité la Commission à présenter une proposition de directive sur le sujet à partir du 25 juin 2023. Le texte constate : «bien que dans la plupart des États membres, la pratique du financement commercial des contentieux par des tiers ait une portée limitée jusqu’à présent, on s’attend à ce qu’elle joue un rôle croissant dans les années à venir, mais qu’elle échappe dans une large mesure à toute réglementation dans l’Union, alors qu’elle pourrait présenter non seulement des avantages, mais également des risques importants pour l’administration de la justice auxquels il est nécessaire de remédier». Parmi les craintes de l’institution : le manque de transparence des fonds, une accaparation des gains par ces derniers au détriment des demandeurs, ou encore le développement d’une justice à deux vitesses avec d’un côté les procès finançables et d’un autre côté ceux qui ne le seraient pas. «A ce stade, il n’existe pas de réglementation ayant force obligatoire, donc le Parlement appelle la Commission européenne à présenter des normes minimales communes», décrypte Samantha Nataf. Parmi les solutions envisagées, le Parlement préconise la mise en place d’un système d’agrément pour les tiers financeurs ainsi qu’un plafonnement du montant accordé aux fonds en cas de victoire à 40 % hors cas exceptionnels. «C’est une bonne chose d’encadrer, en particulier sur les questions de transparence, d’éthique et d’origine des fonds des tiers financeurs, estime Samantha Nataf. Mais il ne faut pas que les textes soient trop stricts, car certains éléments pourraient être dissuasifs pour les acteurs majeurs du secteur.»
apporteurs d’affaires. Contrairement aux deux premiers, ce troisième millésime est centré sur l’Europe où le financement de contentieux s’est développé plus récemment. «Depuis la directive dommages de 2018, les fonds américains commencent à s’intéresser à la région, note Sidney Oury. Et Paris est une place reconnue internationalement dans le domaine de l’arbitrage.» Cela consiste à opter pour un règlement des litiges de manière privée, en recourant à un arbitre, en lieu et place d’une procédure judiciaire. Spécificité d’IVO : leur fonds fonctionne avec un mécanisme d’assurance, permettant de limiter le risque de perte ainsi que l’aléa de durée de chaque procédure. «Nous travaillons avec un pool de 4 grands assureurs européens qui valident chaque dossier, décrit Sidney Oury. Ces assureurs adressent les deux principaux risques de la classe d’actifs, à savoir : la durée des procédures (durée maximale de 5 ans) et le risque de scénario adverse (perte).» Des solides garanties qui ont un coût puisqu’au-delà de la prime d’assurance, les assureurs prélèvent la moitié des sommes revenant au fonds lorsque le cas est gagnant. L’objectif de retour sur investissement de ce fonds s’élève néanmoins à 1,5 fois la mise au bout de 4 ans. De plus, la garantie est une façon de rassurer les investisseurs. Le family office iVesta, qui mise sur cette stratégie depuis 2016, est convaincu de sa pertinence aujourd’hui. Mais avant de se lancer sur ce placement qualifié d’exotique, il a mené une enquête approfondie. «Nous avons réalisé un benchmark des fonds existants, notamment au Royaume-Uni et en Suisse, et nous avons réalisé des due diligences juridiques assez lourdes pour évaluer les risques, notamment de contrepartie avec les assureurs», relate Pierre-Marie de Forville. Le troisième fonds d’IVO Capital Partners comporte cette fois une part non assurée. «Sans assurance, c’est beaucoup plus sport, estime Pierre-Marie de Forville. Actuellement, nous classons cet investissement comme une brique de dette privée, qui est souscrite par les deux tiers de nos clients. Sans assurance, nous serions plutôt sur le niveau de risque du venture capital.»
De la diversification au sein d’un mandat
Auris Gestion donne également accès à une stratégie de litigation finance au travers de ses mandats de gestion, sans pour autant piloter directement une telle stratégie. La société a créé une Sicav SIF domiciliée au Luxembourg dans laquelle elle a regroupé une quinzaine de stratégies décorrélantes (comprenant des fonds alternatifs, des actifs tangibles et des stratégies immatérielles). L’une d’entre elles donne accès au fonds d’une société de gestion britannique experte en litigation finance associée à un cabinet d’avocats américain (via un fonds nourricier, régulé par la directive AIFM). «Ce sont uniquement des opérations de financement de procès en droit anglo-saxon, car la culture de la réparation est plus forte aux Etats-Unis et en Angleterre qu’en Europe continentale, et les dommages et intérêts peuvent y monter très haut», décrit Sébastien Grasset, directeur du pôle asset management d’Auris Gestion. Le portefeuille du fonds sélectionné comporte une quarantaine de procès, dont quelques cas très médiatiques. C’est par exemple le cas du dossier Bayer-Monsanto sur le Roundup où le fonds a bénéficié d’un accord transactionnel dans une première juridiction aux Etats-Unis, ce qui a permis au fonds d’engranger une performance de 80 % en 2020. Un résultat qui ne pourra pas être réitéré chaque année (le fonds a réalisé une progression annuelle proche des 8 % en 2021 et 2022). En effet, chez Auris Gestion, le fonds perçoit une rémunération annuelle pour l’argent prêté. Ce coupon est augmenté ponctuellement des success fees lors des procès remportés, l’objectif étant d’obtenir un multiple de 3 sur le capital investi au bout de 4 ans. Du fait de la diversification de la Sicav-SIF, la stratégie de litigation finance n’y pèse que 5 à 6 % du total. «Quelques-uns de nos clients peuvent investir directement dans le fonds de litigation finance, mais toujours uniquement au travers d’un mandat de gestion pour des raisons de conformité», précise Sébastien Grasset.
Aurélie Fardeau